Jusque-là, c’était hungry avec la main qui caresse l’estomac. Water pour signaler que la citerne est vide. Light pour demander une lampe de poche ou remplacer l’ampoule ou la pile. Doctor en découvrant une plaie ou en se touchant le front pour signaler la fièvre. Shoes accompagné de forty two en montrant des baskets baillantes et béantes. Les jeunes afghans de ce campement de fortune installé dans ce qu’ils appellent « la jungle » au milieu des épines d’argousiers sur la cote d’opale, expriment ainsi leurs besoins primaires. Pas de verbes ni d’adverbes, pas d’adjectifs, pas de conjonctions, ce qui m’arrange avec mon pauvre anglais. Des mots juxtaposés, accompagnés de gestes simples pour exprimer leur désir de survivre en attendant de trouver le camion sauveur qui les emmènera de l’autre coté du Channel.
Jusqu’à ce matin là ou j’ai entendu un « English word » qui résonne encore en moi, un mot comme un cri d’interrogation plaintive, comme une question sans réponse qui fait se lever les sourcils en « circonflexes » et agrandir les yeux, une incompréhension « stupéfaite » : Why ? Par 20 lèvres élargies en « aie, aie, aie !».
Why ? Pourquoi la police les a emmenés au réveil, les yeux encore remplis de sommeil ? Why ? Pourquoi trois heures plus tard, ils ont été relâchés ?
Why ? Pourquoi une grue s’est acharnée à détruire leur pauvre campement de bâches noires tendues entre des palettes dressées ?
Un ami a filmé la grue à l’action et me l’a passé en boucle. C’est proprement « déchirant » : elle arrache les bâches noires avec ses dents, elle broie les palettes en bois blancs avec ses mâchoires d’acier, elle enfouit couvertures, pull et parkas, elle écrase casseroles et faitout.
Why ? Les organisations humanitaires, affrontées à l’inhumain, cherchent une réponse et n’en trouvent pas. Ces jeunes afghans (la moyenne d’âge est d’environ 20 ans) garderont de leur court séjour en France un triste souvenir et moi, j’ai honte pour mon pays comme il y a bien longtemps dans les Aurès quand j’étais affronté à la « question » par la torture pratiquée par certains et qu’avec un groupe d’amis , soldats malgré eux , j’essayais d’empêcher. A l’époque je me disais avec Camus l’oranais, encore vivant, que « faire souffrir est la seule façon de se tromper »(1) Aujourd’hui, je me demande si faire souffrir l’étranger ne serait pas une façon commode d’obtenir les voix des frileux « sécuritaires » et des « phobes » en tout genre, xénos (1 bis) et autres. Ainsi ,résister à l’inhumain, redresser le campement le jour même de sa démolition , comme Sisyphe(2) remonter le rocher dés sa descente ,ne pas se lasser de nourrir , d’habiller, de soigner des jeunes qui fuient leur pays de misère et de violence, secouer les consciences pour que ces jeunes soient simplement respectés, ne serait- ce pas une première réponse aux « why » de ces malheureux ? Pas suffisant sans doute si l’on veut agir sur les causes de cette situation ,si l’on veut répondre sur le fond à leurs pourquoi mais comme un grain de sable dans la machine à broyer, elle fait reculer l’inhumain et c’est déjà une victoire, celle de la bonté : cela peut aider à mieux respirer.. (3)
(1) Caligula , Camus.
(1bis) Xénos : étranger, mais aussi homos, islamos, auxquels on peut ajouter le « anti » de tout poil à commencer par les antisémites.
(2) « Le mythe de Sisyphe » tiré de la Mythologie grecque dont Albert Camus a tiré le titre de son livre en 1942.
(3) « La bonté, les hommes l’ont diminuée, déviée, dégradée même de sa signification proprement humaine….plus personne n’a le goût d’être une « bonne fille », une « bonne pâte » (même les religieuses refusent le terme de « bonne » sœur et on fait sourire en parlant du « Bon » Dieu)…quelle ambition se vouerait à une « bonne œuvre » ? …cette détérioration d’un mot est presque toujours le signe que la réalité qu’il signifiait a disparu…rien n’est plus insolite à notre monde qu’un être « bon »….le cœur des hommes de notre temps s’asphyxie lentement sournoisement d’une absence : celle de la bonté…Aussi la rencontre d’un homme réellement « bon », d’une femme réellement « bonne » ,produit t' elle sur d’autres hommes, sur d’autres femmes, quelque chose qui ne relève pas du domaine de la pensée, un véritable phénomène d’oxygénation du cœur ». Madeleine Delbrêl.. « Nous autres gens des rues ».Editions du Seuil.