4 secondes,
C’est quatre fois ce qu’on demande comme délai à quelque demandeur pressé.
« Une seconde, j’arrive ! » Plus exigents certains demandent « deux minutes » ou disent « minute » ! Tout court ! . Ce jour là, je n’ai rien demandé au ciel. Ni, « une seconde , Seigneur ! », ni, « minute , Mon Dieu ! » Je n’ai eu que 4 secondes pour descendre les 15 à 20 mètres qui séparent deux vires .C’est long 4 secondes. Assez long pour prendre conscience que c’est fini, que ce sont les dernières , avec un léger pincement à l’estomac, mais trop court pour laisser gagner vraiment l’angoisse(1).J’étais à 2800 mètres sur une paroi « schisteuse », délicate , à longer une vire .Les 3 compagnons étaient passés, j’avais lové la corde et n’avais plus qu’un pas à franchir pour les rejoindre, une formalité ! Un pan de paroi s’est détaché sur un simple appui et m’a entraîné dans le vide. 4 secondes, le temps qu’il faut pour une masse de 90 kilos, mon corps lesté du sac à dos pour descendre les 15 mètres qui séparent deux vires. Le temps qu’il faut pour se dire que c’est fini, quelques secondes pour dire adieu à la vie .Finalement, ce n’est pas très difficile de mourir. Ce fût plus difficile de descendre de ce mauvais pas ou j’avais entraîné mes compagnons de Cordée. La vire du dessous était enneigée, elle m’a accueillie sur le dos en amortissant le choc mais une volée de cailloux s’est abattue sur moi me fracassant la mâchoire .A moitié groggy ,j’ai rejoint mes compagnons ,on s’est saucissonné et face à une pente schisteuse bien raide ,couloir entre deux falaises délitées , on est descendu comme un mille pattes jusqu’à l’alpage. Huit godasses bien à plat qui se laissent glisser doucement dans la pente ; ça a tenu ! Solidarité des pieds : l’un glisse et l’autre retient, l’un bloque quand l’autre dérape. La chenille, tête en tête(2) s’est laissé glissé à petits pas dérapants jusqu’à l’alpage.Pas trés orthodoxe mais efficace. On a détaché le plus jeune qui a couru chercher du secours. Cela s’est terminé avec 3 semaines d’hôpital en plein mois d’Aout : Vacances couchées sous le soleil et courses râpées. Quatre secondes, deux fois deux secondes à dévisser avec une mort attendue, logique : C’est fini ! Un grand vide pour un adieu à la vie, un grand vide aspirant et un choc surprenant. Je suis vivant ! Je me relève, je saigne au visage, pantalon et chemise en charpies, mais rien de cassé apparemment. Je tâte les jambes, les bras. Je rejoins les compagnons, leur propose de continuer la ballade, mais ils me regardent terrifiés. « Je ne dois pas être beau à voir »! On décide de descendre au plus vite en prenant quelques risques pour éviter que l’hémorragie ne me vide de mon sang. C’est là qu’on a fait la chenille dans le couloir. En racontant ce dévissage et cette sortie, me revient un récit de Malraux dans l’Espoir : la dernière descente vers Linares. « Sa mâchoire cassée…., il n’osait la soutenir de sa main et le sang ruisselait.II commençait à ne plus voir clair, sauf à ses pieds. Ses paupières supérieures gonflaient.(3) ….
En descendant doucement dans la gorge ,en glissant à petits pas, j’ai vu venir à ma rencontre les toits du village . Depuis cette aventure, j’accueille chaque minute et chaque seconde de ma vie comme donné en surplus, comme un cadeau du ciel. Tout cela est arrivé il ya prés de 20 ans ,cela fait combien de fois quatre secondes ? plus de 400.000 fois à dire : "deo gratias" ,si ma calculette dit vrai.
"Avoir la foi c'est monter la premiére marche même quand on ne voit pas tout l'escalier". En pastichant Luther King ,je dirais que "avoir l'espérance, c'est descendre la premiére marche vers l' abîme sans le voir , en disant "aléa jacta est".
(1) L’angoisse viendra avec la dernière heure, sans doute..En 4 secondes, je défie quiconque de laisser gagner en lui l’angoisse métaphysique, fruit du " da sein ",de la conscience de son "être au monde" (Heidegger). On n’a même pas le temps d’avoir les boules, juste un pincement à l’estomac, un abandon à la chute et un adieu à la vie.
(2) la tête, c’est moi. Une tête saignante, un œil fermé par un pavé, un autre ouvert pour mener la cordée dans la descente périlleuse de ce couloir que je n’aurai jamais osé emprunter sans l’urgence ou nous étions.
(3)L'espoir,André Malraux : "Partout la pierre,la pierre d'Espagne,jaune et rouge au soleil que le ciel blanc rendait blafarde,plombée dans ses grandes ombres verticales...Obsédés par les pierres ils avançaient au pas,d'un pas ralenti à chaque rampe.Mais ce n'était pas la mort qui en ce moment s'accordait aux montagnes :C'était la volonté des hommes... on commençait à voir Linarés au fond de la gorge".