LA DANSE IMMOBILE ( je me permets de vous remettre cette note au milieu du mois d'Aout comme en 2010) .
« On se cherche des retraites à la campagne, sur les plages, dans les montagnes Et toi-même tu continue de désirer ces lieux d’isolement. Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion puisque tu peux, à l’heure que tu veux te retirer en toi-même. Nulle part en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et de plus sure retraite que dans son âme. Il te reste donc à te souvenir de la retraite que tu peux trouver dans le petit havre de ton âme. » Voila comme parlait Marc Aurèle aux romains qui plus que nous avaient leurs raisons pour quitter la chaleur de leur ville en été et respirer ailleurs un air plus sain.
Une opinion vulgaire (1) pour Marc Aurèle, c’est une opinion commune,publique, celle de tout le monde, celle du moins des citoyens du peuple romain dont il était empereur. Aujourd’hui, la recherche de lieux de « vacances », campagne, plage ou montagne est devenue effectivement l’affaire de tout le monde si bien que les routes sont encombrées tous les weekends et à chaque grand départ . Plus qu’une opinion, cette démarche est « vulgaire »( au sens de tristement commune , quasiment grégaire) car pense Marc Aurèle, « Pourquoi chercher ailleurs ce qu’on trouve en soi ? ». Serait ce parce que l’homme aurait perdu son chez soi, aurait perdu son âme ? Il ne pourrait plus trouver en lui une sûre retraite ? Il aurait perdu la clef pour trouver en soi refuge et sérénité ? Il lui faudrait courir le monde dans l’espoir de trouver ailleurs ce qu’il ne trouve plus en lui ?
Châteaubriant disait que l’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir, il porte avec lui l’immensité. Sauf qu’aujourd’hui, mondialisation oblige ,il est contraint de le faire pour vivre, contraint de s’agrandir à la dimension du monde .Mais alors, pourquoi l’homme qui voyage toute l’année pour son travail a encore besoin d’ encombrer ses congés par la recherche usante de lieux de retraites à la campagne, sur les plages, dans les montagnes ? Marc Aurèle affirme qu’il peut, « à l’heure qu’il veut et sans fatigue, se retirer en soi, et qu’il ne trouve de plus sure et plus tranquille retraite que dans le havre de son âme ?»
Les voyages disait crument Céline : « C’est un petit vertige pour couillons ».
et Giraudoux :
-« Qu’as-tu vu dans ton exil, disait à Spencer, sa femme ?
À Rome, à Vienne, à Pergame, à Calcutta ?
- Rien, fit il. Veux-tu découvrir le monde ?
Ferme les yeux Rosemonde(2) ! »
Mais finalement durant les congés il n’est qu’une minorité de gens qui voyagent pour voyager et découvrir le monde. Le commun des mortels cherche simplement un coin tranquille ou se reposer, l’homme moderne en aurait besoin, pour trouver en lui-même la paix. Il cherche un coin d’ombre pour fermer les yeux, comme le recommande Spencer à Rosemonde. Personnellement, la première chose que je vois en arrivant dans ma chacunière(3), mon hameau savoyard, c’est une clef sur une porte de grange, elle y reste tout le jour et semble me dire: « ici la confiance règne ». Cette clef m’apaise alors que j’habite un quartier sensible où chacun s’enferme, elle m’ouvre la porte qui donne accès, à l’intérieur de moi-même, à ce lieu de « tranquille retraite ».
Il n’y a donc pas de contradiction entre la recherche d’un havre de paix et la réponse de la sagesse stoïcienne du philosophe empereur. Les vacances à la campagne, à la mer ou à la montagne nous donnent l’occasion de nous retirer en nous même.
Le faisons-nous ? Est-ce si facile tandis qu’on fait bronzette ou du char à voile, qu’on plonge dans un lac ou qu’on escalade le rocher, qu’on s’invite entre amis à boire l’apéro ou la tartiflette, qu’on « est mobilisé pour l’action, pour le remuement, pour le plaisir »(4), est ce si facile de faire retraite à l’intérieur de soi dans cette clairière paisible et lumineuse?. Il faut pour se faire se « démobiliser » au sens propre, refuser l’agitation, accepter l’immobilité.
« C’est seulement dans les instants où il suspend son geste, ou sa parole, ou sa marche en avant, que l’homme se sent porté à prendre conscience de soi. Le monde appartient à qui sait se tenir immobile(4)
Les grandes révélations sur l’âme humaine sont venues d’hommes scotchés : Montaigne dans sa" chacunière", sa tour. Pascal dans son abbaye de Port Royal, Proust dans sa chambre tapissée de liège, Dostoïevski au bagne ,Voltaire à Cirey sur Blaise ( il affirmait même et c'est un comble venant de lui, que c'est Dieu qui avait fait pour lui ce lieu de retraite)(5) )Si L’homme en vacances se disperse, s’il est disponible à tout sauf à lui-même, Son âme devient grégaire, « vulgaire » (1). il se contente de cette pensée courante, anonyme, qui lui arrive fanée et vieillie, « la pensée unique sans doute ».Il a toute chose a portée de la main sauf lui-même (4). Il a déserté son logis, il a fermé la porte derrière lui, il a pris l’habitude de penser comme au café du commerce ou avec ses pieds.
Si l’homme en vacances se ressource au contraire, sa vie intérieure sauvegarde au fond de lui un refuge et peut se superposer à sa tache et à lui-même (4) .Voila de vraies vacances, les vacances que je vous souhaite, des vacances immobiles loin des agitations mondaines.
Je termine par le conseil d’un mystique germain : « Arrête, où cours tu donc ? Le ciel est en toi, le chercher ailleurs, c’est le manquer toujours » ,« Ceux qui se contentent de l’espace et du temps, ne connaissent pas leur infini, agrandis ton cœur».(6)
Isaac le Syrien disait aussi : « applique toi à entrer dans ta chambre intérieure et tu verras la chambre céleste »(7) et Kabîr de manière plus poétique : « Ne va pas au jardin des fleurs, oh ami, n’y va pas, en toi est le jardin des fleurs. (8)». St Bernard de clairvaux cité par Laurent Ulrich ,archevéque de Lille (prenons un peu de temps (9)), :"Si tu veux être tout entier à tous, je loue ton humanité mais à condition qu'elle soit pleine et totale.Comment le serait elle si tu t'en exclus? Pour que ton humanité soit pleine et entiére,il faut qu'elle t'inclue,toi aussi.... Jusque à quand vas tu négliger de te recevoir toi même ?" Que le chronos,le temps qui dévore acceuille le kairos le temps de la grâce .Prenons et goûtons ensemble ce temps."
La danse immobile.
(1) Vulgaris opinio :opinion publique, commune.
(2)Giraudoux.
(3) « on a chacun sa chacunière » Montaigne (voir médaillon ci contre ,le hameau vu du col)
(4) Paul Gadenne Discours de Gap. Contre- feux, revue littéraire . (Lekti-écriture.com)
(5)Au dessus de la porte méridionale du chateau de son exil à Cirey ,il avait fait graver ,un peu par dérision, ce vers de Virgile :"Déus nobis haec otia fécit".
(6) Angélius Silésius :mystique silésien du 17 éme
(7) Isaac : ermite mystique à l’époque nestorienne.
(8) Kabir : poète et réformateur religieux Indien
.(9)Revue diocésaine Eglise de Lille n°11