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  • l'arbre aux papillons

     

    L’arbre aux papillons

     

    « Il existe une part de l’être humain qui n’est pas, ou pas entièrement vendue….A condition que l’on soit toujours disponible pour le bonheur, avec son charme et sa paix. Tu es comme une fleur dans une société qui n’a plus guère de fleurs à montrer si ce n’est des plantes carnivores. Il s’avère que même au beau milieu des ruines de la fête capitaliste vit encore un morceau de l’homme, un coin isolé dans l’homme qui échappe à la vénalité générale.… » (1)

     

    Pauvre Condorcet ! La rue qui porte son nom est marquée par les stigmates du malheur. Ses mauvais pavés mènent à une ancienne malterie que squattent de pauvres hères et des adolescents perdus. Adossée au canal, la friche est envahie d’arbres aux papillons qui jaillissent dans les coins de murs et poussent curieusement très haut dans les ouvertures et les gouttières. Le progrès pensait Condorcet allait accoucher du bonheur et voici qu’avorte l’industrie et voici la misère et voici le malheur. Faut-il débaptiser la rue Condorcet ? Faut-il une deuxième fois l’aider à se suicider et enterrer avec lui les prophètes des «lumières», les philosophes du bonheur et leurs rêves ? Au nom de la raison, ils ont eu foi dans le progrès. Ils ont courageusement bousculé des citadelles et pris bien des bastilles. Les places de la ville gardent le souvenir de ces luttes et de cette espérance : place du progrès, du travail, de la fraternité, de la liberté. Il y a même à Roubaix une rue du Bonheur. Les habitants de la rue Condorcet et ceux des quartiers Nord de la ville n’ont pas lu, j’imagine, « l’esquisse du tableau historique des progrès humains » (2) mais ils ne refusent pas le progrès « On ne peut l’arrêter » disent ils « On ne peut revenir en arrière, il faut se faire une raison ». Bien peu cependant seraient en accord avec celui qui porte le nom de leur rue. Bien peu croient que le progrès va accoucher du bonheur. Tout a changé à la fin des 30 glorieuses quand les machines une à une se sont tues, et que les sureaux et les arbres aux papillons ont peu à peu envahi les friches, les ouvertures et les toits de la corderie et des usines alentour. De plans sociaux en plans sociaux, dos au mur, coude à coude, pied à pied, ce fût une longue lutte âpre et tenace avec lueurs d’espoir et désillusions. « Les sirènes se sont tues » Faut il désespérer du progrès ? Faut-il traiter de naïfs ceux qui croient au bonheur ?

    Après les « philosophes » des lumières, il y a eu d’autres faiseurs de rêves. Il y a eu Marx puis  Lénine. Eux  aussi croyaient au progrès et au bonheur et aux lendemains qui chantent quand, face à eux, les nantis invitaient les malheureux à la résignation en promettant la prospérité pour tous dans un futur lointain. Bien d’autres encore sont venus qui, pour obtenir leurs suffrages, ont promis la lune.

    La rue Condorcet porte les stigmates du malheur et pourtant elle n’est pas triste pas plus que les autres rues du quartier alentour. Mais « si le malheur s’impose avec évidence et brutalité, il faut une attention en éveil pour appréhender ne fut-ce que les reflets du bonheur » (2bis)

     

    On dit aux Indes que le bois de santal parfume la hache qui l’abat. Ici, l’arbre aux papillons parfume la friche qui l’abrite. Ses longues tiges se courbent sous le poids des lourdes grappes violet pourpres qu’on appelle joliment Harlequin (avec un H pour s’y retrouver dans le classement des botanistes). Ils colorent les grands murs silencieux. Ceux que certains appellent des « lilas d’été » égayent la rue déjà pleine du rire des enfants qui pour le jeu apprivoisent ses pavés. Ailleurs on chasse les enfants, ici, ils sont rois. Quand les jours sont longs, ils jouent tard dans la nuit et les adultes grands enfants jouent avec eux dans de grands éclats de rire. « Le monde est un jeu divin car il respire » disait Nietzsche. « La vie est douce quand elle est gonflée de vie, elle est douce quand elle respire » ajoute Vergely qui parle « du bonheur à fleur de peau, à fleur de temps » (3). Ici les aînés se saluent d’un signe de main, d’une main sur le cœur ou des deux mains jointes. Les voitures s’arrêtent parfois au milieu de la rue et la conversation commence. Alors « ça bouchonne », « ça klaxonne », « ça rigole », « ça s’engueule » : c’est la vie ! Ce n’est pas triste. Et puis il y a les fêtes : les allumoirs avec son cortège d‘enfants, la fête du canal et ses joutes nautiques, la Noël que Marie annonce en décorant sa maison avec des souhaits de bonne fête. L’Aïd quand Malika apporte un gâteau à sa voisine qui est seule. La fête de la lumière quand les laotiens bouddhistes ouvrent le terrain de la future pagode et font flotter des lumignons sur un fleuve jaune en miniature. La fête du jeu quand de toute la ville des enfants se rassemblent sur la grand place et que de Roubaix-nord, Ruth, Raphaël et Alberto venus du Portugal il y a à peine un an, rejoignent Tamara qui les a invités : elle qui arrive de Roumanie avec Viad, Antonina et Natacha. Ils s’éclatent tous à jouer avec les « mots et merveilles » dans une langue bien neuve pour tous. François partage sa récolte de champignon, Maxence répare les vélos des jeunes : dérailleurs, chaînes et crevaisons. Mohammed joue au foot avec les enfants du quartier, Fabienne distribue le buis des rameaux à ses voisines. Claude initie François, Marie-Jo et bien d‘autres à l‘ordinateur. Léon débrouille les papiers de ceux qui arrivent d’ailleurs. André gonfle les ballons et les pneus de vélo de tous les gamins de la place. Laurette, en retraite depuis bien longtemps, aide Amelle arrivée d’Algérie il y a trois ans à parler le français. A son tour Amelle, maintenant en terminale, aide Alexandra la grande sœur de Tamara et Viad. Les amis d’ATD font à François, leur ami sans domicile, des funérailles princières avant de l’accompagner dans le grand et beau cimetière tout proche, seul endroit où se retrouvent sous la paix des tilleuls tous les hommes qu’ils soient riches ou pauvres. Les gens signent une pétition pour que soit réparé une plaque d’égout qui claque 10000 fois par jour à chaque passage de voiture. La clôture du couvent s’ouvre à tous et c’est plaisir de voir y jouer la jeunesse .On s‘entraide pour conduire les enfants à l‘école.

    Lors de « Immeuble en fête », à l‘entrée de l‘été, Maryse invite les voisins et le moine bouddhiste s’invite avec toute sa communauté. Fatou a pris sa vieille voisine en amitié et dit : «  c’est comme si, c’était ma maman.» grâce à cela, selon son vœu, elle reste dans sa maison les dernières années de sa vie. Maria, une femme d’origine italienne sonne tous les matins chez sa voisine presque aveugle pour lui proposer de faire ses courses. Il est un numéro d’une toute petite maison de la rue Condorcet où vivent en bonne intelligence deux familles nombreuses pleines d’enfants heureux de vivre. Dans les jardins ouvriers tout au long du canal c’est le mélange des cultures de la bambouseraie au plus humble alignement de poireaux. Les passants sont surpris par des parfums exotiques. La méditerranée s’invite avec ses figues et ses cougourdes. Elles poussent le long  du haut mur du cimetière à l’abri des vents du Nord. Turcs, portugais et magrébins font les mêmes gestes pour tirer l’eau du canal à plein seaux quand la pluie se fait désirer, ce qui arrive parfois chez les chtis.

    Gilbert avec le « collectif de l’union » pense au quartier de demain et à la place pour loger les gens du coin dans le futur ensemble, sans oublier jardins, promenade et emploi. Avec l’insistance de Micheline, directeurs et directrices d’écoles privées ou publiques accueillent des enfants de familles bosniaques et font briller leurs yeux d’émerveillement. Sous la friche en travaux maintenant les locaux d’un club de foot pas ordinaire : un club qui gagne mais qui ne se prend pas la tête comme l’explique Farid son entraîneur, un club où l’on joue pour le plaisir et la beauté du jeu, un club qui « assure » tout en exigeant des jeunes qu’ils prennent au sérieux leur avenir. Portant le même nom que ce club plein de jeunesse, une résidence de personnes isolées et bien âgées, «  port d’esprits parfois naufragés ». Il se trouve là un personnel admirable de dévouement épaulé par des bénévoles qui prennent le temps de leur rendre visite ou qui, comme Claude, les aide à célébrer l’espérance.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Le bonheur n‘a pas déserté le quartier mais il n‘est pas le fruit du seul développement des sciences, il a sa source dans le cœur des gens, leur désir de vivre, leur joie de  partager la simplicité des échanges. C’est ainsi qu’il est vécu au quotidien. Pour les gens de la rue, « le bonheur n’est pas le but mais le moyen de la vie. » (4)

    Certains pensent que « le bonheur est dans le pré et ils y courent ». Une heure plus tard, en petites foulées le long du chemin de halage, ils sont dans la campagne riante. C’est l’échappée belle, la Bona Hora, la bonne heure. « I enjoy myself ». Cette échappée est d’autant plus belle que le canal, autrefois artère vitale pour l’industrie et qui était devenu un égout à ciel ouvert est devenu lieu de promenade et lieu de pêche. Merci aux « visionnaires » et aux fonds européens à qui l’on doit ce bonheur. Merci au nom des nombreux sociétaires de la grande société de pêche, la plus grande association de la ville. Merci à ces visionnaires au nom des cyclistes qui en trois coups de pédales se retrouvent sur les bords riants de l’Escaut. Au retour du paradis c’est de nouveau le bain de vie, la chaleur de l’amitié et les arbres aux papillons.

    Certains disent que le bonheur n‘existe pas, pas plus dans les prés que dans le quartier. Ceux là traînent leur ennui. Ils ont cru au miracle mais rien n’est venu. Alors ils invoquent la malchance et la méchanceté des gens Ils évoquent le temps béni où l’on ne craignait pas la violence et les trafics en tout genre. Pour les aider à ne plus cultiver l’amertume, faudra-t-il que l’ami aille jusqu’à être lui-même triste de leur désespérance ? « Il existe, il est vrai, des tristesses fraternelles et solidaires qui confinent au sublime » (3). Ainsi le foyer de « l’accueil fraternel »chez Léo qui s’ouvre aux cabossés de la vie pour leur donner les moyens de se lever et revivre. Et puis il y a le 105, le 127, le 94, le 40, le dispensaire des sœurs polonaises, les centres sociaux, les comités de quartier et bien d’autres adresses comme la courée de Denise qu’elle compare au paradis.

    Faut-il débaptiser la rue Condorcet ? L’appeler rue du «  Buddleia Davidii » par exemple, le nom savant de l‘arbre aux papillons ou, plus communément, rue du « père David ». Je ne crois pas que les gens seraient d’accord. Ils apprécient les progrès de la médecine, la qualité de l’image télévisuelle, la facilité des échanges informatisés. S’ils ont perdu l’optimisme des « philosophes des lumières », ils gardent toujours l’espoir dans la capacité des hommes à développer les connaissances. Plus prosaïquement, ils n’aimeraient pas changer d’adresse. Beaucoup ne connaissent pas Condorcet mais ils ont, à la longue, appris à écrire son nom. Enfin, ce n’est pas le moment. On va restaurer la friche pour y faire des logements. Ils appellent cela un Loft : littéralement, un « grenier aménagé », aménagé pour qui ?  That is the question.

    La rue va changer de look, elle a déjà perdu les arbres à papillons du 18, cette maison qui a vu grandir de si nombreux enfants. Ses pavés ont déjà laissé place à un tout nouvel enrobé. Gardera-t-elle la richesse de cœur de ses habitants qui croient au bonheur « avec modération » mais en vivent à « fleur de peau », qui ne croient plus aux lendemains qui chantent, mais vivent la Bona Hora à « fleur de temps » dans le plus quotidien de leur vie. Serait ce là le secret des « béatitudes » ? (5)

     

     

    (1) Ernst Bloch Le principe espérance

    (2)Condorcet : Espèce d’encyclopédie du progrès et du bonheur qui en découle écrite  durant les 8 mois où il se cacha avant d’être arrêté  comme girondin.

    (2bis) Guimard : les choses de la vie.

    (3) Vergely. Petite philosophie du bonheur .Milan

    (4) Claudel correspondance

    (5) Évangile de Mathieu ch. 5

     

    .Il me faut établir que, si le « progrès » n’accouche pas du « bonheur », les béatitudes parlent d’un « bonheur en progrès » chez les gens simples aux cœurs purs, les pacifiques, les assoiffés de justice et les « miséricordieux ».

    -« Heureux les doux ! » ! Ils ont le courage de dire non à la fatalité, non à la violence, non au racisme.

    -« Heureux les miséricordieux ! » ! Heureux celui qui, même blessé, chasse l’amertume et ouvre un avenir à son frère.

    -« Heureux les artisans de paix » ! Ils sont les sentinelles vigilantes qui se mobilisent contre le malheur. Le malheur des malheurs qu’est la guerre.

    Ami, toi le frère en quête d’espérance, pour qui douceur, miséricorde et paix ne sont pas de vains mots, garde courage et confiance. Tu enseignes non pas avec de l’encre mais avec ton cœur, la plus belle page de l’évangile : les béatitudes. (1)

    (1) extraits du sermon du père Denis au « jour du Seigneur » dans l’église St gilles d’Avrillé Maine et Loire.